Illégal ? Illégitime ? Le rassemblement du dernier week-end d’octobre contre la construction de la mégabassine de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, a suscité une avalanche de critiques du côté de la majorité présidentielle et de la famille agricole productiviste. Interdite en amont par la préfecture, confrontée à la mobilisation de quelque 1 600 gendarmes et policiers et à des lâchers massifs de gaz lacrymogènes et autres grenades assourdissantes, la manifestation a été émaillée de violences.
« C’est une forme d’apologie de la violence et du “on fait ce qu’on veut” dans des projets qui sont démocratiquement installés », a lancé le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, sur BFMTV. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lui, convoquant une conférence de presse improvisée, a parlé d’« écoterrorisme » et fait valoir que « lorsque les autorisations ont été données, lorsque la justice a donné son avis, le travail des gendarmes, c’est de faire respecter cet ordre républicain ».
Problème : les autorisations environnementales et enquêtes publiques ouvrant la voie à des aménagements comme celui des mégabassines sont fortement biaisées. Dans le cas de la consultation publique menée en 2017 pour ces réserves deux-sévriennes pompant l’eau dans les nappes phréatiques, une écrasante majorité des avis exprimés étaient négatifs. Cela n’a pas empêché le projet de se réaliser.
Dans un ouvrage qui vient de sortir aux éditions Amsterdam, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, l’historien Frédéric Graber revient sur la genèse de ces procédures qui permettent, précisément, de mettre sous silence les oppositions. L’enquête publique est « par excellence l’outil administratif qui permet de manifester l’utilité publique sans jamais en débattre », écrit-il. Entretien.
Mediapart : Dans votre livre publié en septembre, vous retracez l’histoire de la procédure d’« enquête publique », qui permet de réaliser un aménagement comme celui des mégabassines. Que révèle la mobilisation actuelle ?
Frédéric Graber : C’est un très bon exemple du décalage entre cet outil ancien et la question environnementale actuelle. Les projets d’aménagement doivent passer par une enquête publique, qui est un moyen d’affirmer que c’est bon pour tout le monde.
Or cet outil nous vient de l’Ancien Régime. Il permet de justifier l’attribution d’un privilège, en affirmant que le projet est juste même s’il est défavorable à certains : il légitime un sacrifice ! À l’époque, cela s’appelait « de commodo et incommodo », expression latine qui désigne les avantages et les inconvénients. Son sens est monarchique, le roi prétendant avoir tout vu, tout entendu, cette position de surplomb lui permettant de trancher avec justice.
Arrivent la Révolution française et l’égalité civile. Il faut alors prendre en compte tout le monde car tout le monde a les mêmes droits. Il n’est plus possible de sélectionner quelques personnes pour établir l’utilité publique, sinon les gens protestent. Dès lors, à chaque enquête, on ouvre un registre et n’importe qui peut intervenir. Mais qu’en fait-on ? On le referme et on ne tient pas compte de ce que les gens ont écrit.
Retour à la forme napoléonienne
Le deuxième moment pivot intervient dans les années 1820-1830, après la chute du régime napoléonien. Les libéraux remettent en cause ce système qui relève de la pure tyrannie et imposent une figure encore présente aujourd’hui : celle du commissaire-enquêteur, qui est censé faire discuter les arguments, soupeser le pour et le contre, mettre en scène un débat. Cependant, hier comme aujourd’hui, ces commissaires ne rendent qu’exceptionnellement un avis défavorable à un projet. S’ils le font, ils risquent de ne pas être repris pour d’autres enquêtes. Les rares statistiques régionales dont on dispose montrent que 99 % des enquêtes débouchent sur des avis favorables.
La dernière évolution date des années 2010. On réduit l’importance des commissaires-enquêteurs, et l’on remplace les enquêtes publiques par une consultation du public par voie électronique. On revient en fait à la forme napoléonienne du début du XIXe siècle : une forme autoritaire où les gens s’inscrivent sur un registre, que l’on referme ensuite sans tenir compte des avis exprimés. S’y est simplement ajouté un parfum de modernité : la version électronique permet de prétendre que l’on s’est adressé à tout le monde. L’idée étant toujours qu’un petit nombre s’exprime et que la majorité silencieuse a consenti.
Les ministres qui ont réagi dimanche à la mobilisation dans les Deux-Sèvres invoquent la légalité des procédures ayant conduit à l’aménagement de la mégabassine de Sainte-Soline. Ce processus d’enquête publique est-il une manière de verrouiller tout débat ultérieur ?
Les aménageurs ont recours au même argument depuis le XIXe siècle : nous avons tenu compte de l’avis de tout le monde, il n’y a donc plus d’opposition légitime. L’enquête publique est un outil qui permet de refermer la critique.
C’est tout à fait frustrant pour la population. À partir du moment où les arguments qui vont à l’encontre du projet sont systématiquement écartés par la procédure, la question se pose des moyens d’action pour faire face à un projet injuste pour une partie des locaux et injuste pour l’environnement. Ce combat n’est pas illégitime puisqu’il défend quelque chose de profondément juste. Il sort du cadre légal précisément parce que le cadre légal défend quelque chose d’injuste : des privilèges pour une poignée d’agriculteurs industriels.
Dans ce combat, il y a des perdants. Ce sont les plus petits, les agriculteurs qui acceptent des modèles de production moins intensifs, moins consommateurs d’eau, plus respectueux de l’environnement. Il y a une question sociale derrière le sacrifice de l’environnement. Les perdants sont généralement ceux qui l’impactent le moins.
L’enquête publique est là pour montrer qu’un aménagement est juste alors même qu’il est injuste. Or, avec la crise environnementale, il n’est plus possible de présenter les choses de manière aussi frontale. Il faut prendre au sérieux les perdants pour poser la question de la répartition juste des ressources. Est-ce que l’environnement doit toujours être le perdant ?
Derrière les bassines, ce sont de gros acteurs qui investissent beaucoup d’argent pour sécuriser leur capital. C’est un type de développement qui vise la maximisation de l’exploitation et déconsidère les petits producteurs qui ne vont pas dans le sens de ce « progrès ».
Ce raisonnement ne fonctionne plus aujourd’hui. Cela devient difficile de faire croire au public que l’avenir est du côté d’une agriculture industrielle qui continue à vouloir produire du maïs même quand il n’y a plus d’eau.
Est-ce à dire que cette façon de gérer l’eau est profondément injuste ?
Oui, elle est injuste car elle répartit la manne au profit de quelques-uns, au service d’un type d’agriculture problématique : des gagnants bien identifiés, qui ont manifestement contribué au modèle agricole qui nous pose problème aujourd’hui. Or la rareté de l’eau est un phénomène qui ne va pas s’arranger. Il va falloir rediscuter des usages et des contributions de chacun, par exemple en matière de pollution : l’agriculture industrielle ne contribue pas au coût du nettoyage de l’eau, alors qu’elle en est l’un des principaux pollueurs. Ce sont les particuliers qui doivent payer ce nettoyage, dans leurs factures d’eau. C’est une subvention déguisée à l’agriculture industrielle.
Il est déraisonnable de continuer à défendre ce modèle d’agriculture productiviste. Ce n’est pas prendre au sérieux les conflits potentiels qui nous attendent.
Stigmatiser ce mouvement comme étant violent et illégal ne va-t-il pas à contre-courant de l’Histoire ? Dans le passé, de nombreuses victoires ont été obtenues précisément par des luttes justes et légitimes, quand bien même elles revenaient sur des décisions déjà prises par le pouvoir. On pense au Larzac, à Notre-Dame-des-Landes…
Les enquêtes publiques ont toujours été contestées. Je me suis intéressé en particulier à un moment, au tournant des années 1970-1980, autour de l’opposition à la construction de nouveaux réacteurs nucléaires. La mobilisation de Plogoff se joue précisément autour du refus des locaux de participer à l’enquête. Une de leurs actions a été de se réunir sur la place de la mairie et de brûler le dossier ! Puis la mairie a été bloquée pour empêcher la tenue de l’enquête… L’idée était de ne pas jouer le jeu de la procédure.
Pour mener à bien la procédure administrative, le préfet du Finistère fait acheminer des fourgonnettes estampillées « bureau annexe de la mairie », protégées par des gardes mobiles… Avec pour résultat une ambiance de guerre civile pendant six semaines afin que l’« enquête publique » ait lieu. Les images de Sainte-Soline de ce week-end rappellent beaucoup les scènes de cette époque.
Au vu de la résistance croissante depuis un an contre les mégabassines, pourquoi celles et ceux qui nous gouvernent défendent-ils à ce point ce modèle ? Aveuglement, déni, cécité volontaire, hypocrisie assumée ?
Mon hypothèse est qu’ils sont tellement enfermés dans une vision productiviste qu’ils ne voient pas le chemin de sortie qui ne mettrait pas en danger l’économie nationale. Les gains de compétitivité, cela ne va pas dans le sens de la protection de l’environnement.
Dans une telle configuration, le premier qui sort des impératifs d’optimisation a le plus à perdre. C’est valable également sur le plan géopolitique, où chaque pays qui invente un chemin national prend un risque.
Faut-il inventer de nouvelles procédures pour les autorisations de projets qui ont une empreinte sur nos territoires ?
Il faut de nouveaux outils qui tiennent vraiment compte des questions écologiques et sociales. Car ce qui est considéré d’« utilité publique » conduit actuellement à l’exploitation des ressources au détriment des plus faibles. Il faut aussi sortir d’une approche projet par projet, qui nous aveugle sur les conséquences cumulées de ces entreprises. Nous n’avons pas de perception globale des projets de bassines. Combien y en a-t-il ? Il y a huit ans, déjà, c’était autour d’une retenue d’eau à usage agricole, à Sivens, qu’un conflit s’était noué. Sans parler des petites retenues d’eau sauvages… Une vision d’ensemble est nécessaire.
Le problème principal tient à cet outil de l’enquête publique. Il faudrait qu’elle soit décisionnaire, et non pas seulement consultative. Si la conclusion de l’enquête pouvait être « non », il y a énormément de projets qui ne se monteraient plus. Ce serait un signal fort. Il faudrait des commissaires-enquêteurs plus indépendants, sincèrement soucieux des questions sociales et environnementales posées par les projets. Pour cela, une forme de collégialité, représentative de toutes les sphères de la société – par exemple un jury populaire, à l’image de ce qui se fait pour les cours d’assises –, serait bienvenu.
Jusqu’à présent, tous les acteurs – préfecture, élus, entreprises… – voulaient à peu près la même chose : la réalisation de ces projets au nom du « développement économique ». Celui-ci, aujourd’hui, ne peut plus être un modèle de société à lui seul : il se heurte à la crise environnementale.